Philippe Adang, témoignage "de ma vie de personne handicapée"
lundi 23 mars 2009

Je m’appelle Philippe Adang, je suis né en 1953 et je souhaite témoigner de ma vie de personne handicapée.

Philippe Adang

Par une belle matinée de septembre 1973, en vacances chez des cousins à Belfort, un virage à gauche coupé trop court, j’ai relevé la moto pour éviter un camion, je n’ai pas su la re-pencher pour finir le virage, j’ai fait un vol plané, je me suis retrouvé allongé sous une clôture, la tête pliée en avant par le casque coincé dans les barbelés... Je n’ai pas perdu connaissance. Je ne voyais plus et je ne sentais plus mon corps, tout mouvement était déjà devenu impossible. Les pompiers m’ont récupéré un quart d’heure plus tard. Ils m’ont tiré avec précaution sur une plaque métallique et conduit aux urgences de l’hôpital. Résultat de la radio : petite fracture de la 4ème vertèbre cervicale ! Direction la réanimation de Colmar. Une heure après, le Dr Dollfus, neurologue, médecin-chef du centre de réadaptation de Mulhouse était à mon chevet, constatait les dégâts : sensibilité uniquement sur la tête et le dessus des épaules, paralysie complète de tous les muscles à partir du cou jusqu’au bout des orteils, la moelle épinière était plus ou moins sectionnée, en un mot, tétraplégie. Après immobilisation de la tête en extension, les dispositions indispensables ont été prises, telles que sondages intermittents pour préserver les reins et extension alternative des membres pour éviter les rétractions. Je dois beaucoup, sinon tout à ces quelques gestes, merci docteur.

Trois semaines plus tard, je quittais la réanimation de Colmar pour une chambre du centre de Mulhouse, où j’allais rester allongé pendant trois mois, tourné toutes les deux heures : côté gauche, dos, côté droit, côté gauche et ainsi de suite pour éviter les escarres... Mon frère m’avait acheté une télé que je regardais dans un miroir quand je lui tournais le dos (pas à mon frère, à l’écran !). Quand j’ai commencé à être levé, ou plutôt assis dans un fauteuil roulant, je pouvais lever un peu les bras, mais je n’avais pas assez de forces pour me déplacer seul. Ce fauteuil aurait pu représenter pour moi le poids du handicap, mais au contraire, je l’ai considéré comme l’outil qui allait enfin me permettre de sortir de cette chambre et de voir autre chose que les murs et le plafond. Petit à petit, j’ai réussi à faire quelques mètres, au prix de grands efforts.
Suite à cet accident de la circulation, je me suis donc retrouvé à 20 ans cloué sur un fauteuil roulant, privé de l’usage de mes jambes et surtout de mes mains et pour le reste de ma vie, ce que j’ai compris progressivement. La rencontre d’autres personnes en fauteuil, les paroles échangées avec le personnel soignant, ont contribué à cette prise de conscience.
J’étais alors jeune sous-officier technicien de l’armée de l’Air, engagé depuis environ deux ans. Il m’a fallu beaucoup de temps pour vraiment réaliser ce qui m’arrivait. Ce cataclysme a été également très dur pour ma famille. A la sortie du centre, après deux ans et demi de rééducation et de graves problèmes non résolus, urinaires en particulier, j’étais capable de me déplacer sur un sol plat et une distance de quelques mètres, mais pas à l’extérieur.

J’ai rencontré ma future épouse dans ce centre où elle travaillait depuis quelques mois... Nous sommes devenus amis, elle m’accompagnait en poussant mon fauteuil pour des promenades qui sont devenues des moments privilégiés. Petit à petit, l’amitié s’est transformée en un sentiment plus fort. Voyant d’autres couples valide-handicapé, l’idée d’une union possible m’a fait positiver, entrevoir un avenir possible. Jusqu’au jour où, après avoir tourné et retourné la question dans ma tête et en avoir parlé à quelques personnes très proches, je lui ai demandé de m’épouser… ce qu’elle a accepté, chance extraordinaire, pour moi !

Après notre mariage, pendant son travail, j’étais seul à la maison une grande partie de la journée. Pour éviter l’ennui et ses conséquences néfastes, j’ai pris des cours par correspondance, sans conviction, pour passer le temps. J’avais d’énormes difficultés pour manipuler les supports de cours, rédiger les devoirs sur une machine à écrire électrique. Néanmoins, cela m’a permis d’améliorer mes connaissances ce qui me sera très utile par la suite.
Dans les années 80, j’ai fait l’acquisition d’un des tout premiers micro-ordinateurs familiaux. Ses performances étaient très limitées, l’utilisation malaisée, mais ce nouveau passe-temps est vite devenu une passion. Avec peu de manipulations, je pouvais enfin agir sur quelque chose qui réagissait en conséquence. Cette occupation active a bien réduit ma frustration de paralysé.

Après quelques années de vie avec mon épouse, nous avons réalisé que son travail était trop prenant, nous n’avions presque pas de moments à nous. Nous avons décidé qu’elle arrête cette activité professionnelle et nous sommes venus habiter en Haute-Marne (1983). Il a fallu renoncer à son salaire et surtout à ses futurs droits à la retraite. Comme tous les jeunes, nous n’avions pas trop conscience de ce dernier détail. C’est elle qui a pris en charge l’ensemble de mes soins, car faire venir une infirmière aurait posé des problèmes. Grave erreur, j’y reviendrai…

Quelques années plus tard, les prix ayant sensiblement baissé, j’ai pu m’offrir un ordinateur plus performant (un Apple IIC). Relié ensuite à un minitel, j’ai commencé à correspondre avec des personnes de tous horizons, valides ou handicapées. Isolé géographiquement (village de 50 habitants, à 35 km de la ville la plus proche) et limité dans mes déplacements, je n’étais plus seul. Je pouvais relativiser mes difficultés par rapport à celles des autres.

A cette période, l’idée de retravailler a commencé à germer dans mon esprit. Suite à une petite annonce trouvée dans une revue dédiée au handicap, j’ai pu suivre une première formation de bureautique et télétravail, sur une dizaine de mois. Elle a été organisée par deux personnes très motivées désireuses d’offrir à un groupe de 10 stagiaires handicapés, grâce à un financement européen, la possibilité de maîtriser l’outil informatique. L’enseignement s’est fait à domicile, après que le formateur soit venu installer un ordinateur de type PC, une imprimante et une liaison informatique avec l’institut. Il y a eu trois ou quatre déplacements sur Paris, d’abord pour rencontrer les deux responsables et passer des tests, ensuite pour faire connaissance avec les autres stagiaires et faire le point tous les trois mois (n’étant pas sur place, il me fallait partir la veille avec mon épouse et passer la nuit à l’hôtel où rien n’est pratique pour la toilette, les soins, les transferts). Cette formation s’est prolongée par des stages en entreprise, certains rémunérés. J’ai ainsi continué à travailler, par périodes de 2 ou 3 mois par an, soit chez moi en télétravail (avec le ministère des Finances par ex.), soit à temps partiel dans des entreprises locales. Je ne pouvais pas dépasser 3 mois par an, car au-delà, mon invalidité aurait été remise en cause et je risquais de perdre la "majoration tierce personne" (MTP), allocation représentant la plus grande partie de nos ressources. Ce petit complément m’a donc tout juste permis de financer la mise à jour de mon matériel informatique.
Cette expérience m’a fait prendre conscience que j’étais certainement capable d’exercer une véritable activité professionnelle. De là trouver un emploi... restaient le problème des soins, les déplacements, et, surtout, l’administration, chère administration.
Entre temps, j’avais découvert Internet et commencé à "surfer", de temps en temps, dans les limites de mes finances, car l’accès et les communications augmentaient sensiblement les factures de téléphone. Par ailleurs, il m’a fallu acquérir quelques bases pour créer mon propre site web. J’ai trouvé les cours nécessaires sur Internet, il en existe d’ailleurs dans tous les domaines et de plus en plus en français. C’était plus économique que de commander des bouquins (surtout sans les avoir vus parce que je n’avais pas accès aux librairies), à part quelques uns, indispensables. J’ai aussi créé une page pour la délégation APF Haute-Marne (ce site local n’existe plus), donnant ainsi un coup de main, très valorisant pour moi.

Entre-temps, grâce à un nouvel ami paraplégique connu à l’hôpital de Chaumont, j’avais rencontré l’APF. Il faut dire que cette association m’avait déjà contacté à Mulhouse, quelques mois après le retour à la maison. A l’époque je n’étais pas intéressé, je ne reconnaissais pas le, mon handicap, je ne pensais pas avoir besoin de ce genre d’association ; je n’avais pas envie de rencontrer d’autres personnes handicapées. C’est donc seulement en 1993 (20 ans après l’accident) que j’ai fait connaissance avec les groupes d’amitié (à peu près en même temps que les échanges sur Internet).
Que de temps perdu, je n’imaginais pas la richesse de ces rencontres, où il y a beaucoup à donner et à recevoir. L’idée de reprendre une activité professionnelle se faisait de plus en plus pressante. J’ai interrogé l’administration pour connaître l’incidence d’une activité professionnelle sur mon invalidité. Le ministère de la Défense d’un côté et la Caisse militaire de sécurité sociale de l’autre, se sont longtemps renvoyé la balle sans me répondre précisément. Je me suis procuré les textes de loi. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre ce charabia, en particulier ceci : « la MTP peut être maintenue par bienveillance » ! Un ami ayant une formation de juriste m’a traduit : on peut te la maintenir un certain temps et te la supprimer sans préavis ! Il y avait donc un grand risque de remettre en cause les ressources du ménage. En admettant la possibilité d’un salaire suffisant pour compenser cette perte (et encore en travaillant à temps plein, ce qui était difficilement réalisable !), le moindre pépin de santé pouvait nous priver définitivement du minimum vital.

J’ai donc hésité longtemps et c’est en 1997 que j’ai contacté la Cotorep et commencé les premières démarches pour suivre une formation plus valorisante. C’était un projet difficile, parsemé d’embûches, dont l’issue était aléatoire. Mais j’étais déterminé, je me suis lancé. Après de nombreuses difficultés (par ex. pour passer des tests à l’AFPA de Saint-Dizier, les locaux étant inaccessibles, j’ai été reçu et j’ai planché dans la loge du gardien ; 10 ans plus tard, rien n’a changé sauf qu’un plan incliné en bois est mis en place lorsqu’une personne à mobilité réduite a besoin d’entrer dans le bâtiment principal), j’ai décroché l’accord pour une formation professionnelle de technicien supérieur en informatique de gestion au Centre de Formation de Mulhouse, d’une durée de 16 mois. Le niveau requis était "bac plus deux" et mon niveau d’études "bac moins deux"… Les fameux cours par correspondance, que j’avais suivis des années plus tôt, m’ont permis d’avoir ce niveau. La formation n’a commencé qu’en septembre 1999 et j’ai obtenu le diplôme en janvier 2001. J’ai été exilé à Mulhouse pendant tout ce temps pour suivre les cours, en internat. Mon épouse venait passer avec moi un week-end sur trois environ.

Les autres stagiaires m’ont bien aidé, par ex. pour les repas en salle à manger. Après la remise du diplôme et une année environ de recherche d’emploi, stérile, j’ai appris qu’une communauté de communes cherchait quelqu’un pour créer son site web. Cette collectivité territoriale ne souhaitant pas m’embaucher, nous avons trouvé une solution pour que je puisse travailler en toute légalité : le portage salarial. Ainsi je pouvais travailler comme un indépendant, sans soucis de gestion, tout en ayant le statut de salarié. Restait un problème, j’avais une formation technique mais aucune compétence artistique ! En effet, un site Internet est d’abord une vitrine, il doit être beau et je n’étais pas foutu d’accorder deux couleurs. Grâce aux échanges sur Internet, j’ai rencontré une artiste peintre et graphiste. Cherchant de son côté à compléter son activité, elle a accepté qu’on fasse équipe. Nous avons ainsi travaillé, sous les ordres de la directrice générale des services, à la création, puis à la maintenance du site web de la communauté de communes du Pays du Der.

Mon allocation d’invalidité étant suspendue pendant mes périodes salariées (ce qui est normal puisque cette prestation est sensée remplacer une ressource professionnelle), je ne gagnais pas d’argent mais j’étais heureux d’avoir retrouvé une certaine dignité par le travail. Le matin en me réveillant, j’avais d’autres problèmes à penser que ceux dus au handicap. Même si ces derniers étaient toujours présents, c’était un dérivatif. Et puis le contact avec mes partenaires était agréable et enrichissant. De plus, ils se sont montrés très compréhensifs en ce qui concerne mes déficiences physiques, ne considérant que mes compétences professionnelles. Exerçant de façon discontinue par périodes de quelques mois, l’administration a reconnu la précarité de cette activité et n’a pas remis en cause mon invalidité.

Parallèlement, pendant les périodes creuses, je militais pour l’APF, qui, petit à petit, m’a fait prendre des responsabilités. J’ai ainsi fait partie du Conseil départemental, dont j’ai été représentant, pendant 5 ans. Avec mes collègues de l’APF et d’autres associations j’ai participé, grâce aux représentations permises par la nouvelle loi (du 11 février 2005 sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées), à la mise en place de la MDPH, de la CDAPH, à l’étude du Schéma départemental des personnes handicapées avec le Conseil général, à celle de la Commission communale d’accessibilité de la ville Chaumont, etc. Nous avons réfléchi sur divers thèmes : le devenir des personnes handicapées vieillissantes, l’accueil temporaire, l’hébergement, le droit au répit… Nous avons interpellé les candidats aux élections présidentielle et législatives. Nous avons oeuvré à l’étude d’un dossier pour la création d’un Service d’accompagnement à la vie sociale... L’association a mis en place diverses formations pour bien comprendre les divers sujets afin de pouvoir en parler et les soutenir en toute connaissance de cause.

En avril 2007, à cause de problèmes de santé et familiaux, j’ai dû arrêter mon activité professionnelle, après une durée de cinq ans. Je l’ai fait à contrecœur, ça m’a fait un coup au moral, comme si je m’étais amputé d’un bras. D’autre part, je ne me suis pas re-présenté aux dernières élections de l’APF. Je ne fais donc plus partie du Conseil départemental et un nouveau représentant sera prochainement élu. Je souhaitais revenir sur le moment où nous avons, mon épouse et moi, quitté Mulhouse en 1983. Elle s’est trouvée coupée de son travail, dont elle a démissionné et du contact avec ses collègues et ses patients. Au bout de quelques mois, nous nous sommes rendu compte que nous étions tous les deux éloignés des centres actifs, des associations, des loisirs, des magasins, etc.

D’autre part, le fait que mon épouse s’occupe de mes soins, jouant le rôle de l’infirmière, était une grossière erreur. Lorsque la même personne est en même temps épouse et infirmière, il y a forcément conflit entre les deux rôles. C’est une sorte de ménage à trois (le mari, l’épouse et l’infirmière), qui ne provoque que des déboires, ça tue la vie de couple. Pour prendre un exemple, pardon d’être cru, comment voulez-vous avoir envie de faire l’amour après le nettoyage des selles ! Ces deux rôles doivent absolument être remplis par des personnes différentes, en ayant recours à du personnel soignant extérieur. Il faudrait pouvoir éviter qu’un membre du couple (ou de la famille) soit dépendant de l’autre. L’équilibre du ménage en dépend.

Voilà à peu près où j’en suis aujourd’hui (mars 2009). Je tiens quand même à préciser que, malgré les difficultés (qui n’en à pas ?) la vie ne se termine pas avec le handicap ! Bien sûr, comparé aux personnes qui n’ont pas la chance de vivre en famille et qui n’ont pas d’autre choix que l’institution, je me considère comme privilégié. Mais avec un peu de chance, une grande soif de vivre et une très forte envie de surmonter les obstacles, il est possible d’être heureux et de mener une vie quasi-normale.

Le site de Philippe Adang :

http://www.adang.fr/index.php.

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