Le long chemin du deuil - Faire Face
vendredi 1er février 2008

Article paru dans notre magazine Faire Face, n°628, février 2005.

Para : Tétraplégie : le long chemin du deuil

La perte de l‘intégrité physique provoque de profonds bouleversements chez la personne blessée médullaire. Après le choc, la prise de conscience du handicap nécessite de passer par le processus du deuil, un parcours émotionnel qui doit mener progressivement à l’acceptation d’un corps devenu différent ; Pour retrouver confiance en soi.

Se retrouver subitement para ou tétraplégique suite à un accident est un choc terrible, qui bouleverse une vie. La victime subit une perte qui s’apparente à la mort d’un être cher. Comment en même temps qu’une rééducation physique, repenser une vie entière en fonction de l’invalidité ?

Il ressort de l’étude des psychologues Malandain, Beuret- Blanquart et Chambellan, de l’Unité de formation et de recherche de Mont Saint Aignan (Seine-Maritime) que la perte de la marche n’est pas le plus gros problème à affronter. Car si les atteintes physiques son diagnostiquées, expliquées, évaluées, la fracture intérieure occasionne des blessures invisibles, souvent non formulées. « Ma fracture à la colonne. C’était aussi une fracture à l’âme ». Décrit Carole, paraplégique depuis l’âge de 26 ans, maman de deux enfants.
Chacun vit différemment ce choc, en fonction de la gravité de la perte motrice, de la personnalité et du parcours de vie. Toutefois, les professionnels ont observé que dans la cicatrisation de la « blessure à l’âme », le processus de deuil comporte trois grandes phases.
Immédiatement après l’accident, la perception de la réalité est brouillée, les émotions sont comme anesthésiées. Mario tétraplégique, accidenté du travail à 25 ans, s’en souvient bien : » Dans l’ambulance, avant de perdre conscience, j’ai entendu l’équipe médicale dire que ma moelle était sans doute atteinte et qu’il n’y aurait probablement plus d’espoir pour mes jambes. J’entendais, je comprenais mais j’avais l’impression qu’ils parlaient de quelqu’un d’autre. J’étais gelé de l’intérieur et je suis resté ainsi quelques jours. »
Lors de cette période, le blessé se défend contre la réalité et entre dans une forme de déni, un mécanisme psychologique qui lui permet de ne ressentir que ce qu’il peut tolérer, sans être envahi par la souffrance. Cette attitude d’évitement perdure jusqu’en centre de rééducation fonctionnelle où certains patients tentent de désavouer l’autorité médicale en arguant quelques progrès, des contractures musculaires ou une sensibilité partielle ; Cependant, au bout d’un mois en moyenne, ils finissent par s’enquérir de leur pronostic d’avenir. « La prise de conscience du handicap est un combat que le sujet doit livrer contre lui-même », expliquent les psychologues Malandain, Chambellan et Beuret- Blanquart. « Les réactions de défense sont normales. Celles-ci doivent être respectées parce qu’elles sont l’aspect négatif d’un processus plus global, dans lequel le sujet désespéré ne nie pas son sort mais s’y confronte. » C’est seulement après avoir épuisé les mécanismes de défense que la réalité peut- être entendue. S’ouvre alors la seconde phase du processus de deuil : la reconnaissance de la perte.

Lorsque la réalité commence à être acceptée, diverses réactions se manifestent. Toute aide technique ou humaine se voit rejetée. Professionnels et proches sont mis à rude épreuve. Chez d’autres, comme Carole, naissent le repli sur soi, la honte et la culpabilité : « Lorsque j’ai réalisé que je ne sentais plus mes jambes, j’ai compris que je ne remarcherais plus jamais. Ça a été terrible pour moi, qui pratiquais le patinage artistique en compétition ! J’ai arrêté de manger et de suivre mes traitements pendant une semaine. Je ne faisais que pleurer et dormir. Je ne voulais même plus voir mes filles ! Je me disais qu’elles avaient besoin d’une vraie mère pas d’une mère handicapée… Je me sentais coupable.

Pourquoi moi ? Qu’est ce que j’avais fait pour mériter une pareille punition ? J’en ai broyé du noir… ». C’est précisément à ce moment là que la personne a besoin d’être soutenue pour contrer le repli dans lequel elle s’installe. Quand l’entourage se sent impuissant, une personne extérieure, psychologue ou thérapeute, peut aider à exprimer des sentiments difficiles tels que la rage ou le désespoir. « Quand j’ai eu démêlé tous mes sentiments en consultation. J’ai eu plus d’énergie pour continuer et j’ai retrouvé une raison de vivre : mes filles », se souvient avec émotion Carole.

C’est seulement au sortir de cette phase de rejet et de dépression, après une ou deux années, que le deuil s’achève. L’identité se reconstruit, la vie se réorganise. Pourtant, ce parcours émotionnel ne se vit pas selon un ordre strict mais dans un mouvement de va-et-vient. Les émotions envahissantes deviennent moins intenses et moins fréquentes, mais réapparaissent parfois, comme l’explique Audrey, 26 ans, paraplégique depuis peu : « Je sens que j’avance dan mon deuil. J’en parle beaucoup, surtout à mes médecins. C’est plus constructif que d’essayer de tout enterrer. Bon, aujourd’hui, je dis ça et demain je verrais peut –être les choses plus négativement. Parce qu’à certains moments, je me sens plutôt sereine, et à d’autres, je me sens vide, brisée, mal… Mais je crois que ces moments de mal-être intense sont obligatoires. Ils sont le signe que nous nous reconstruisons petit à petit. On fait de grand progrès et puis brutalement, on redescend de plusieurs étages, et puis on remonte ».

Le découragement est parfois si intense qu’il annule tous les acquis. Mais l’important est de garder en mémoire les différentes phases du processus de deuil, ses avancées et ses reculs. Vivre avec la perte permet aussi de faire émerger de nouvelles compétences, des ressources jusqu’alors inconnues. Une nouvelle manière d’être au monde.